Juste un mauvais sandwich au thon
Repris du blog de @SophieLapalu
Alison Knowles a ses habitudes. Chaque jour, elle se rendait au même restaurant, le Riss Foods, à l’angle de Spring et Broadway, dans le quartier de Flatiron à New York. Chaque jour, elle commandait « un sandwich au thon sur des toasts, de la laitue, du beurre, sans mayonnaise, et un grand verre de lait ou une tasse de soupe ». A priori, ce fait est sans sujet, sans objet, inscrit dans un présent fluide et sans relief. Une artiste anonyme mange chaque jour un sandwich plutôt fade dans une cantine bon marché.
D’après Maurice Blanchot, le quotidien est à comprendre comme une dimension de l’expérience humaine, indéterminée, ambiguë, mais non pas comme une catégorie abstraite : « Le quotidien, c’est ce qu’il y a de plus difficile à découvrir 1 ». « Insignifiant », « sans vérité, sans réalité, sans secret », « sans événement » ; bref le quotidien, « c’est la platitude » même. Au moment où l’homme le vit, le quotidien reste pour lui toujours « inaperçu 2 » : son regard le dépasse et il ne peut pas lui donner sens en l’inscrivant dans un ensemble cohérent. Déjeuner un sandwich est un non-événement, engoncé dans un quotidien que tout le monde ignore.
Jusqu’à ce que Philipp Corner, en 1969, fasse remarquer à Alison Knwoles qu’elle mangeait chaque jour la même chose : « Tu as un déjeuner identique ». Elle décide alors d’en faire une partition, The Identical Lunch. Si le quotidien est manqué lorsqu’il a lieu — il est impossible de le voir pour la première fois — alors nous ne faisons que le revoir. Justement, l’artiste invite ses ami⋅es à partager son repas afin de revivre ensemble l’expérience et de faire de ce non événement une pratique commune. Elle leur propose également de documenter leur déjeuner pour une édition future. Mais que peut-on bien écrire à ce propos ? « C’est juste un mauvais sandwich au thon 3 ».
⭕ Source : https://sophielapalu.blogspot.com/2022/11/juste-un-mauvais-sandwich-au-thon.html
Notes :
(1) Maurice Blanchot, « La Parole quotidienne » (1962), dans L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 355.
(2) Ibid., pp. 357-353.
(3) « What’s there to write about, it’s just a lousy tunafish sandwich. » Gertrude Brandwein, dans Alison Knowles, Journal of the identical lunch, Nova Brodcast Press, San Francisco, 1971.
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