Liturgie du commun
C’était l’heure du café, celle où les discussions s’étirent un peu plus, entre deux tâches, dans l’ombre tiède d’un bureau trop climatisé. iels parlaient d’immobilier, de prix, d’investissement. Des phrases banales, entendues mille fois, sur ce que vaut un appartement, sur ce que l’on veut transmettre à ses enfants.
L’un parlait d’acheter, l’autre de rénover. Une collègue évoquait la maison de ses parents, dans le sud. Ça tournait autour des mètres carrés, des loyers, des héritages.
Alors j’ai parlé. Pas fort. Mais assez pour que le silence s’installe.
Je leur dis : la propriété privée, telle que nous l’avons apprise, tient sur trois mots : user, jouir, disposer. User d’une chose, jouir de ses fruits, disposer d’elle jusqu’à la vendre ou la détruire. C’est le socle invisible de nos vies, sanctuarisé par l’héritage.
Puis j’ajoute : il existe une autre façon de regarder le monde. Certains biens – la terre, l’eau, les forêts, le savoir, la nourriture – échappent à toute prise. Ils n’appartiennent à personne et concernent tout le monde. Les considérer comme communs, c’est arrêter la logique d’accumulation ; c’est couper la chaîne qui fait passer la richesse de père en fils, de mère en fille.
Abolir l’héritage, c’est couper court à la reproduction des inégalités. C’est décider que la richesse circule en fonction des besoins et du bien commun, non du sang.
En un trait : repenser la propriété, c’est soustraire les choses au marché et les rendre à la vie.
Esquisse d’une société sans héritage
- Fin de la transmission patrimoniale
À la mort de chacun, les biens retournent à un fonds commun – public, coopératif ou local. Le fonds les redistribue selon l’utilité sociale, écologique, ou la simple nécessité. - Biens communs, usage collectif
Terres, logements, forêts, savoirs sont confiés à des assemblées d’habitants. Le droit d’usage prime : on loge, on cultive, on crée, mais on ne vend plus. - Égalité du départ
À la majorité, chaque personne reçoit un capital de base – logement, formation, ressources – tiré du fonds. Autonomie sans privilège transmis. - Économie de la contribution
La richesse se mesure à la contribution, aux capacités, aux besoins. Artisanat, agriculture, recherche, soin : soutenus par des communs de production. - Transmission symbolique
On lègue des gestes, des récits, des savoir-faire. La mémoire familiale devient un héritage immatériel.
Manifeste : Terre sans héritage
Nous déclarons que la Terre est un lien, pas un bien.
Elle ne s’achète pas, ne se lègue pas. Elle se vit, se cultive, se protège, ensemble.
Contre l’héritage, pour l’égalité
La naissance ne décide plus de la destinée. Nul n’hérite d’un empire quand d’autres héritent du vide. Chacun naît libre, même accès à la terre, au savoir, à l’abri.
Des biens communs pour le vivant
Forêts, rivières, terres nourricières, savoirs, outils, logements : gérés collectivement, hors spéculation. Confiés à des assemblées de soin.
Usage plutôt que propriété
Nous habitons, nous n’accaparons pas. Nous transmettons des usages, des récits, des gestes. Ce que nous prenons, nous le rendons réparé, enrichi.
Économie de la contribution
Chacun donne selon ses capacités, reçoit selon ses besoins. La richesse n’est plus un stock mais un flux vivant. Sont reconnus : le soin, la création, la réparation.
Mémoire sans domination
Nous honorons nos ancêtres pour ce qu’ils ont transmis de vivant, non pour ce qu’ils ont possédé. L’héritage culturel éclaire sans peser.
Nous ne voulons plus naître propriétaires. Nous voulons naître libres, égaux, reliés. Ce que nous ne pouvons posséder, nous pouvons enfin aimer.
Plus loin encore
Les décisions humaines incluent l’intérêt du non-humain. Des conseils du vivant portent la voix des espèces, des sols, des forêts. L’urbanisme, l’agriculture, l’énergie visent la cohabitation, pas la domination. L’économie s’oriente vers la régénération : reforestation, dépollution, soin aux animaux. Les métiers du vivant – écologues, bergers, jardiniers, soignants, artistes – sont valorisés. La croissance cède la place à l’équilibre, à la sobriété, à la beauté.
Les enfants apprennent tôt à observer, écouter, respecter les autres formes de vie. L’école se tient aussi dans la forêt, au bord des rivières, dans les jardins partagés. Science et spiritualité dialoguent pour comprendre le vivant. Les humains ne possèdent pas la terre ; ils en sont les gardiens temporaires. Chaque territoire est confié à une communauté de soin, humaine et non-humaine. Les assemblées prennent le temps : silence, écoute, gratitude.
Ainsi, le bien commun n’est pas seulement ce que les humains partagent ; c’est ce qu’ils protègent pour tous les êtres.
Tanka – Souffle du commun
Sous l’arbre immobile
les paumes s’ouvrent, offertes ;
terre et vent s’accordent.
Le chant d’un oiseau relie
notre souffle aux racines.
Sonnet du monde rendu au vivant
Ils ont rendu la terre aux saisons sans argent,
brisé les murs d’avoir, les chaînes de la rente.
Les champs n’ont plus de maître ; on y voit cependant
le fruit d’un soin patient, d’abeilles indulgentes.
Les rivières reprennent une voix transparente
qui ne se vend à nul, seulement nous atteint.
Le vent n’a plus d’attaches ; l’arbre sait, apaisant,
que l’homme est revenu, humble, sous son écorce.
Plus d’héritiers d’empires ; des mains qui sèment bas,
des voix qui racontent, des gestes qui se lient,
et des enfants qui jouent sans craindre le manque.
Le monde devient jardin, non barrière ou compas.
Le commun respire en pleine lumière, et chaque vie
s’avance, sœur fragile, digne d’être défendue.
Liturgie d’un lien retrouvé
Nous nous souvenons
de la terre volée, des rivières captives, des forêts brûlées.
Nous nous relevons
main dans la main, avec le vent, le cerf, la mousse.
Nous déclarons :
Nul ne possède la pluie.
Nul ne vendra le chant des oiseaux.
Nul n’héritera du monde.
Nous offrons :
le pain partagé,
le feu transmis,
le silence accueilli.
Nous promettons :
de veiller ensemble,
de réparer ensemble,
de célébrer ensemble.
Car le commun n’est pas un bien :
c’est un lien,
et ce lien, pas à pas, nous le tissons de nouveau.