Thomas Laqueur et le concept de sexe
Aux Rencontres de lâEsprit Critique 2024, jâai eu lâoccasion de participer avec Lou Girard Ă un dĂ©bat intitulĂ© « Le genre prĂ©cĂšde-t-il le sexe ? » (en rĂ©fĂ©rence aux idĂ©es de Christine Delphy). Le dĂ©bat Ă©tait organisĂ© et animĂ© par Peter Barrett dans un format conçu de maniĂšre Ă le rendre le plus constructif et apaisĂ© possible, en mettant lâaccent sur la bonne comprĂ©hension des arguments de lâautre, et lâexpression des accords autant que des dĂ©saccords. Jâai trouvĂ© le format trĂšs intĂ©ressant et je serais tout Ă fait prĂȘt Ă recommencer.
https://youtu.be/ZGsoN4-02Io?si=f8ROEXbKn9E5eoXS
A lâĂ©coute de lâenregistrement, jâĂ©prouve le besoin de prolonger le dĂ©bat sur un des points. Il sâagit de lâidĂ©e attribuĂ©e Ă lâhistorien Thomas Laqueur (1990) selon laquelle le modĂšle binaire du sexe nâaurait Ă©mergĂ© quâĂ partir du XVIIIe siĂšcle, alors quâauparavant la reprĂ©sentation dominante aurait Ă©tĂ© unisexe et continue. Lâargument de Laqueur se base notamment sur les Ă©crits dâAristote, auquel il attribue le modĂšle unisexe. Je fais part de mon Ă©tonnement quant Ă cette affirmation, le sens commun suggĂ©rant quâAristote pouvait difficilement ignorer quâil y avait des mĂąles et des femelles chez lâhumain comme chez tous les mammifĂšres. Par consĂ©quent, quoi quâil ait Ă©crit qui puisse ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme impliquant un modĂšle unisexe, il devait bien aussi avoir un modĂšle binaire du sexe dans un coin de sa tĂȘte. Jâaurais pu ajouter que, quand bien mĂȘme Aristote et quelques autres auteurs jusquâau XVIIe siĂšcle citĂ©s par Laqueur auraient rĂ©ellement eu un modĂšle unisexe, cela nâengage pas lâensemble de leurs contemporains ni le reste de lâhumanitĂ©. Mon sentiment, câest que la distinction binaire entre les sexes mĂąles et femelles, en tant que rĂŽles reproductifs visibles chez la plupart des animaux et les humains, pouvait difficilement Ă©chapper Ă la plupart des homo sapiens, mĂȘme bien avant Aristote.
Lou souligne Ă juste titre que la science a par le passĂ© remis en cause bien des « Ă©vidences », et par consĂ©quent le diffĂ©rend entre un historien chevronnĂ© qui a passĂ© des annĂ©es Ă analyser des textes et moi-mĂȘme bĂ©otien en la matiĂšre qui lui oppose mon sens commun nâa aucune raison de tourner Ă mon avantage. Je suis bien sĂ»r dâaccord avec ce point gĂ©nĂ©ral, ayant moi-mĂȘme pour hobby de montrer que la recherche en psychologie contredit souvent ce qui relĂšve de lâĂ©vidence pour la plupart des gens. Mais dans ce cas prĂ©cis, il me semble que lâaffirmation de Laqueur est incompatible non seulement avec le sens commun mais aussi avec des connaissances bien Ă©tablies. Par exemple, les humains pratiquent lâĂ©levage depuis au moins 10000 ans, ce qui implique forcĂ©ment une certaine comprĂ©hension de la reproduction animale impliquant un mĂąle et une femelle. Mon argument est donc que lâaffirmation de Laqueur parait tellement extraordinaire, quâelle nĂ©cessiterait des preuves trĂšs fortes et convergentes pour ĂȘtre convaincante.
NĂ©anmoins, comme je le dis Ă la fin du dĂ©bat, je nâai aucune compĂ©tence en histoire, je nâai donc pas dâavis Ă©clairĂ© sur la qualitĂ© des travaux de Laqueur. En revanche je me mĂ©fie des grandes thĂ©ories bĂąties sur lâavis dâun unique auteur, et avant dâen accepter les conclusions, jâaimerais dĂ©jĂ savoir si son avis fait lâobjet dâun consensus scientifique parmi les historiens des idĂ©es. Le jour du dĂ©bat, ni Lou ni moi nâavions les Ă©lĂ©ments pour aller plus loin sur ce point.
LâĂ©coute de lâenregistrement a ravivĂ© mon idĂ©e dâen savoir plus sur les arguments de Laqueur et le consensus dans son domaine. Je constate que, sur sa page WikipĂ©dia, il est mentionnĂ© que son modĂšle du sexe unique a Ă©tĂ© critiquĂ© par dâautres historiens des sciences. Pas moins de six rĂ©fĂ©rences critiques sont citĂ©es. Jâen ai consultĂ© deux (Park & Nye, 1991 ; Jaulin, 2001). Park & Nye sont trĂšs critiques, et contestent Ă la fois la mĂ©thode de Laqueur et lâinterprĂ©tation quâil fait dâAristote et dâautres auteurs jusquâĂ la renaissance. Je mets quelques extraits rĂ©vĂ©lateurs dans lâimage ci-dessous. Je mets Ă©galement Ă disposition lâarticle intĂ©gral pour que chacun puisse lire et se faire son idĂ©e.
Morceaux choisis de lâarticle de Park & Nye (1991).
Jaulin Ă©met des critiques similaires, et cite des passages dâAristote qui permettent de se rendre compte que Laqueur aurait tout aussi bien pu dĂ©fendre quâil avait un modĂšle binaire du sexe : « le contraire du mĂąle est la femelle, celui du pĂšre, la mĂšre » (GĂ©nĂ©ration des Animaux, 768a25-28). Je dĂ©couvre au passage que, comme je le soupçonnais, Aristote avait non seulement quelques notions sur la reproduction animale, mais quâil a Ă©crit 5 livres sur le sujet !
Dâautres critiques sont mentionnĂ©es sur la page consacrĂ©e au livre de Laqueur. Notamment: « En 2013, Helen King fait la premiĂšre grande critique systĂ©matique de la thĂšse de Laqueur dans son ouvrage The One-Sexed Body on Trial, elle soutient, dans la lignĂ©e de Sylvie Steinberg, quâaucune pĂ©riode historique oĂč le modĂšle unisexe aurait Ă©tĂ© dominant ne peut ĂȘtre clairement identifiĂ©e. Le modĂšle unisexe et le modĂšle Ă deux sexes auraient coexistĂ© depuis lâantiquitĂ©. Lâensemble de lâouvrage vise Ă dĂ©montrer que le modĂšle Ă deux sexes nâest en fait pas une invention moderne. »
Bref, je ne suis toujours pas expert de lâhistoire des idĂ©es, mais force est de constater quâun nombre non nĂ©gligeable de chercheurs dont câest le mĂ©tier semblent converger avec mon sens commun, et que la thĂ©orie de Thomas Laqueur ne semble pas trĂšs consensuelle dans son domaine.
Références
Jaulin, A. (2001). La fabrique du sexe, Thomas Laqueur et Aristote. Clio. Femmes, Genre, Histoire, 14, Article 14. https://doi.org/10.4000/clio.113 (pdf)
King, H. (2013). The One-Sex Body on Trial: The Classical and Early Modern Evidence. Ashgate. https://doi.org/10.4324/9781315555027
Laqueur, T. (1990). Making Sex: Body and Gender from the Greeks to Freud. Harvard University Press.
Park, K., & Nye, R. A. (1991). Destiny is Anatomy, essay review of Thomas Laqueur, Making Sex: Body and Gender from the Greeks to Freud. The New Republic, 53â57. (pdf)
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