Kanaky-Nouvelle-CalĂ©donie : une annĂ©e dâimplacable rĂ©pression coloniale
Par Benjamin König, publié le 15 mai 2025
Le 13 mai 2024, le jour oĂč lâAssemblĂ©e nationale votait le dĂ©gel du corps Ă©lectoral pour les Ă©lections provinciales, lâarchipel du Pacifique sâembrasait. Ă un peuple qui sâest levĂ© pour dĂ©fendre ses droits et son existence, lâĂtat français a rĂ©pondu par la violence qui perdure. Avec, en 2025 en France, des prisonniers politiques.
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Douze mois ont passĂ©, mais le goĂ»t amer de lâimmense gĂąchis demeure. Trente-six ans de paix et de processus de dĂ©colonisation patiemment nĂ©gociĂ©s, mis Ă bas par trois ans dâun gouvernement retrouvant ses rĂ©flexes coloniaux, nâĂ©coutant que la frange radicale dâune droite calĂ©donienne, au point de nommer sa reprĂ©sentante, Sonia BackĂšs, comme ministre de la RĂ©publique. Des mois dâalertes venues de gauche comme de droite sur un texte, le dĂ©gel du corps Ă©lectoral, qui touchait au cĆur mĂȘme de lâaccord de NoumĂ©a et Ă la rĂ©ponse originale apportĂ©e au fond du problĂšme : la Kanaky-Nouvelle-CalĂ©donie est une colonie de peuplement.
Lorsque la rĂ©volte populaire Ă©clate, le 13 mai 2024, aprĂšs des mois de manifestations pacifiques, elle surprend par sa violence, la dĂ©termination et la localisation des insurgĂ©s : les quartiers populaires du Grand NoumĂ©a, qui concentre aujourdâhui prĂšs des deux tiers de la population de lâarchipel. Les barrages se multiplient, les incendies visent souvent les entreprises symboliques du systĂšme Ă©conomique colonial. La situation tourne parfois Ă lâĂ©meute urbaine.
Le 14 mai, sur dĂ©cision du Premier ministre dâalors, Gabriel Attal, le gouvernement coupe purement et simplement le rĂ©seau social TikTok, mesure jugĂ©e illĂ©gale par le Conseil dâĂtat en avril. Le 15 mai, lâĂ©tat dâurgence est dĂ©crĂ©tĂ©. Le lendemain, le ministre de lâIntĂ©rieur, GĂ©rald Darmanin cible la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), lâoutil de mobilisation des indĂ©pendantistes, lâaccusant dâĂȘtre une « organisation mafieuse et violente ».
Les rĂ©voltes surprennent Ă©galement par leur durĂ©e : prĂšs de six semaines. RĂ©alimentĂ©es par les dĂ©clarations incendiaires du gouvernement, des cadres de la droite locale, qui parle de « terroristes » ou de « racisme anti-Blancs » Ă propos dâun peuple autochtone vent debout. RĂ©alimentĂ©es aussi par lâimpunitĂ© dont semblent jouir les « milices blanches » qui ont tuĂ© au moins trois fois et que le procureur de NoumĂ©a, Yves Dupas, a qualifiĂ©es de « voisins vigilants ». Quand dans le mĂȘme temps, il dĂ©signe la CCAT comme une « organisation criminelle » en direct sur la radio anti-indĂ©pendantiste Radio Rythme bleu.
Une caricature de procureur colonial, ancien dirigeant du Camp Est, la prison misĂ©rable et surpeuplĂ©e de NoumĂ©a, construite sur le lieu mĂȘme de lâancien bagne, oĂč 90 % des dĂ©tenus sont kanaks, les 10 % restants Ă©tant ocĂ©aniens. Une mutinerie sây produit dâailleurs le 13 mai 2024 sur laquelle trĂšs peu dâinformations ont filtrĂ©, si ce nâest celles dâune punition sauvage, puis la dĂ©portation de 70 dĂ©tenus kanaks en mĂ©tropole, autant par mesure de rĂ©torsion que pour « faire de la place » aux nouveaux condamnĂ©s. Une pratique pourtant interdite par les conventions europĂ©ennes.
Une lutte pour la décolonisation
La rĂ©pression militaire et judiciaire est dâune brutalitĂ© inouĂŻe avec le dĂ©ploiement de 3 000 gendarmes et forces de lâordre, dont le GIGN, soit lâĂ©quivalent de 730 000 personnes rapportĂ© Ă la France mĂ©tropolitaine. 60 blindĂ©s, 2 530 gardes Ă vue, 502 dĂ©ferrements, 243 incarcĂ©rations. Et surtout quatorze morts : onze Kanaks, un Caldoche et deux gendarmes ; lâun tuĂ© par un tir en pleine tĂȘte, lâautre par un collĂšgue qui manipulait une arme. Six Kanaks ont Ă©tĂ© tuĂ©s par les gendarmes, trois au moins par des tirs longue portĂ©e du GIGN. ExĂ©cutĂ©s. Quatre autres par des miliciens caldoches. Yves Dupas nâa jamais communiquĂ© sur ces meurtres. Sur les tirs du GIGN, la justice nâa pas ouvert dâenquĂȘte indĂ©pendante.
Le 19 juin, un vaste coup de filet est organisĂ©. Onze militants de la fameuse CCAT, créée en novembre 2023 par lâUnion calĂ©donienne, sont arrĂȘtĂ©s au petit matin. Tous sont inculpĂ©s dâassociation de malfaiteurs en vue de la prĂ©paration dâun crime ou dâun dĂ©lit, de vol en bande organisĂ©e, de complicitĂ© des crimes de meurtre et tentative de meurtre sur personne dĂ©positaire de lâautoritĂ© publique â ce chef dâaccusation ayant depuis Ă©tĂ© retirĂ©.
Yves Dupas pĂ©rore, se vantant dâavoir apprĂ©hendĂ© « les commanditaires prĂ©sumĂ©s des exactions commises ». Militants politiques, ils « nâont jamais ni utilisĂ© la violence ni appelĂ© Ă la violence », rappelle Me François Roux, avocat historique du FLNKS. Pour lui, ces militants « sont trĂšs clairement des prisonniers politiques : on les accuse de faits quâils contestent », alors que leur action sâinscrit « dans le cadre de leur lutte politique pour la dĂ©colonisation ».
Le 20 aoĂ»t 2024, lâONU pointait dans un rapport « le manque de retenue dans lâusage de la force » et « le traitement exclusivement rĂ©pressif et judiciaire dâun conflit dont lâobjet est la revendication par un peuple autochtone de son droit Ă lâautodĂ©termination », jugeant lâaction de la France « profondĂ©ment inquiĂ©tante pour lâĂtat de droit ». Le 10 mai dernier, un rapport du cabinet dâavocats Ancile, rĂ©vĂ©lĂ© par Blast, a mis en Ă©vidence « un usage excessif et disproportionnĂ© de la force Ă lâencontre des populations kanak et des autres minoritĂ©s ethniques ». Sâappuyant sur de nombreux tĂ©moignages, il pointe notamment les tirs du GIGN, prĂ©sentĂ©s hĂątivement comme des « tirs de riposte », alors que certaines victimes ont Ă©tĂ© touchĂ©es en pleine tĂȘte ou dans le dos par des snipers.
Des élections provinciales maintenues
Depuis le dĂ©but de lâannĂ©e, les discussions ont repris, sous lâĂ©gide de Manuel Valls, qui a pour la premiĂšre fois mis sur la table un texte prĂ©voyant une dĂ©colonisation effective, avec la souverainetĂ© de la KNC couplĂ©e Ă un partenariat avec la France. RefusĂ© par la droite anti-indĂ©pendantiste de Sonia BackĂšs et de Nicolas Metzdorf, dĂ©fenseurs, eux, dâune partition du territoire, fidĂšles Ă leur logique dâapartheid : « De mĂȘme que lâeau et lâhuile ne se mĂ©langent pas, le monde kanak et le monde occidental sont incompatibles », avait lancĂ© lâex-ministre le 14 juillet 2024.
MalgrĂ© un pays exsangue oĂč depuis mai 2024, le PIB a chutĂ© de 15 %, le chĂŽmage explosĂ©, et surtout les fractures de la sociĂ©tĂ© sont bĂ©antes, les Ă©lections provinciales se tiendront, sans doute en novembre prochain, avec le corps Ă©lectoral gelĂ©. Tous ces morts et ce gĂąchis pour rien ou presque, si ce nâest le comportement de lâĂtat français, qui nâa fait quâaffermir la dĂ©termination dâun peuple, et notamment sa jeunesse, dĂ©sormais pas seulement kanak, Ă obtenir lâindĂ©pendance, fĂ»t-ce au prix du sacrifice.
AprĂšs quarante ans Ă dĂ©fendre le FLNKS, et notamment Jean-Marie Tjibaou, Me François Roux livre son sentiment : « LâHistoire jugera sĂ©vĂšrement celles et ceux qui ont poussĂ© le peuple kanak colonisĂ© Ă â une lĂ©gitime rĂ©volte, et qui se sont permis de jeter ces responsables politiques en prison. »
*** Neuf militants, neuf prisonniers politiques
â Guillaume Vama : 30 ans, emprisonnĂ© Ă Bourges (Cher). Originaire de lâĂźle des Pins (KuniĂ© en langue locale), agroforestier et militant Ă©cologiste pour lâautosuffisance alimentaire selon les mĂ©thodes traditionnelles kanak.
â Steeve UnĂ« : Originaire de lâĂźle de Lifou, militant Ă NoumĂ©a. IngĂ©nieur diplĂŽmĂ© de lâEssec, incarcĂ©rĂ© Ă Blois (Loir-et-Cher).
â Dimitri Qenegei : Neveu de Christian Tein, commissaire politique de lâUnion calĂ©donienne (UC) sur lâaire coutumiĂšre Djubea-Kapone. EmprisonnĂ© Ă Villefranche-sur-SaĂŽne (RhĂŽne).
â Brenda Wanabo-Ipeze : ChargĂ©e de la communication de la CCAT, militante de lâUC, responsable associative Ă Radio Djiido. EmprisonnĂ©e Ă Dijon (CĂŽte-dâOr) malgrĂ© ses trois enfants, sous contrĂŽle judiciaire depuis aoĂ»t 2024.
â Christian Tein, dit « Bichou » : NĂ© en 1968, cadre historique indĂ©pendantiste, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral adjoint de lâUC, leader de la CCAT, nommĂ© prĂ©sident du FLNKS le 31 aoĂ»t 2024. Son frĂšre Tani avait Ă©tĂ© emprisonnĂ© en 1987. EmprisonnĂ© Ă Mulhouse (Haut-Rhin).
â Yewa Waetheane : 33 ans, sociologue, originaire de lâĂźle de MarĂ©, militant au sein de la CCAT. IncarcĂ©rĂ© Ă Nevers (NiĂšvre).
â JoĂ«l Tjibaou : Un des fils de Jean-Marie et frĂšre du dĂ©putĂ© Emmanuel Tjibaou. A Ă©vitĂ© la dĂ©portation grĂące au recours de son avocat. IncarcĂ©rĂ© au Camp Est, la prison de NoumĂ©a. Sous contrĂŽle judiciaire depuis octobre 2024.
â Gilles JorĂ©diĂ© : Militant de longue date de lâUC. Toujours incarcĂ©rĂ© au Camp Est. Lui aussi a Ă©vitĂ© le transfert grĂące Ă un recours de son avocate.
â FrĂ©dĂ©rique Muliava, interviewĂ©e dans nos colonnes.
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