En évoquant hier l'aliénation de l'écrivain à son personnage, je pensais aux comédiens de l'Actor Studio qui poussaient très loin l'identification au personnage qu'ils devaient incarner - apprenant à "vivre" comme ce personnage, à penser et ressentir comme lui, à lui ressembler autant qu'il est possible. Cette identification délibérée à l'autre (forcément imaginaire), me paraissait aussi relever de ce que j'appelais, de manière vague, la condition humaine : au fond, cette idée, qu'on trouve déjà chez les stoïciens antiques, que nous serions tout un chacun voués à ressembler à un personnage sur la scène sociale - avec toute la gamme possible des adhésions : ce n'est pas la même chose d'incarner un personnage social en étant conscient du caractère forcé, artificiel, de l'opération, c'en est une autre de le faire sans en être conscient (et on tomberait là sur les pathologies de l'aliénation bien connue qu'on désigne sous le nom d'hyper-normalité, de personnalités "comme si", etc..)
Mais, avant de m'endormir hier soir, j'ai noté que ces aliénations, même délibérées, dans le cas de l'écrivain‧e ou du comédien/de la comédienne, ne sont pas sans risques. Le risque majeur serait de perdre le fil qui vous relie à cette personnalité supposée être sienne, en devenant réellement l'autre, sans espoir de retour pour ainsi dire. Je l'appelle le risque de la métamorphose.
C'est sans doute un des frontières les plus caractéristiques de la modernité --au sens de Descola par exemple), cette manière d'habiter le monde fondée sur des découpages stricts entre l'intériorité et la nature, l'homme et l'animal, l'homme et la femme, la science et le social, la réalité et l'imaginaire (avec le projet épuisant, de mon point de vue, d'une reconduction de tout l'être aux sciences de la nature, cette entreprise de "naturalisation" généralisée responsable du désenchantement (relatif) de l'existence - les dieux nous ont abandonné depuis longtemps, considérant que nous les abandonnions : et c'est justement parce que les mondes de l'antiquité polythéiste étaient "plein de dieux" (pour reprendre l'expression de Proclus) que les risques de métamorphoses sont omniprésents. Relisez Ovide en ce sens : le bonheur apaisé de la pastorale gréco-latine en prend un coup quand même. Quand vous être susceptible de tomber sur une nymphe aux abords n'importe quel ruisseau en allant faire paître vos brebis, vous courrez le risque de voir votre identité menacée, et finir transformé en roseau, en grenouille ou en rocher.
Même remarque dans une autre "ontologie", celle des animistes. Je pense notamment à ce livre qui a été si important dans ma construction intellectuelle, Soul Hunters du grand anthropologue danois Rane Willerslew, étudiant les sociétés des Yukhagirs en Sibérie :
« Lorsqu’ils chassent, les Yukagirs se transforment en proie animale, empruntant son identité et son mode de perception. (...) Dans la forêt, le chasseur voit le monde à travers les yeux de sa proie animale, alors qu’à l’intérieur du campement, il le voit avec les yeux du parent décédé dont il est dit qu’il est une réincarnation. En d’autres termes, pour les Yukagirs, il n’existe pas de vision de ses propres yeux. Les gens voient toujours aussi à travers les yeux des autres. On est loin de la convention de la perspective dans la peinture de paysage européenne, où les yeux du spectateur sont uniquement les siens et où sa vision n’interfère pas avec le monde ou avec les autres. Dans un sens littéral, la peinture de perspective est égocentrique : le monde est centré sur le spectateur, qui est aussi l’essence ou le noyau de l’identité. Pour les Yukagirs, un tel centre d’identité n’existe pas. (...) La conséquence de ce type de pensée relationnelle est que la vision est quelque chose que la personne ne peut pas entièrement dominer ou soumettre à ses propres fins, tout comme elle ne pourra jamais se débarrasser du rôle dominant que les autres jouent dans sa constitution. Il y a toujours le risque que d’autres êtres prennent le dessus sur son point de vue et le soumettent à leurs propres fins. Une proie animale, par exemple, peut manipuler le chasseur pour qu’il croie que ce qu’il voit est un autre être humain, ce qui lui fait perdre son adhésion à l’espèce d’origine. Toute rencontre entre chasseur et proie comporte ce risque ontologique d’être absorbé par un point de vue que l’on ne considère pas comme étant soi-même ou « l’autre ». Ainsi, alors que les frontières inter-espèces sont transgressées lors de la chasse, toute transgression de ce type précipite une crise de contrôle des perspectives. Et c’est ce contrôle de la maîtrise existentielle qui est le moteur du besoin du chasseur de retourner de la forêt au campement à la fin de la journée et de restaurer son identité humaine et sa perspective. »
J'en ai parlé plus longuement ici :
https://outsiderland.com/danahilliot/une-foret-dyeux/
https://outsiderland.com/danahilliot/rane-willerslev-soul-hunters-hunting-animism-and-personhood-among-the-siberian-yukaghirs/
#metamorphose