L’Amérique et le clitoris étaient déjà là (avant d'avoir été "découverts")
L'érudite historienne Helen King (je l'adore), dans le chapitre qu'elle consacre au clitoris, évoque la compétition entre médecins au XVI et XVIIè siècles (âge d'or de l'anatomie, si l'on peut parler ici d'un âge d'or) pour la découverte de nouveaux organes, parmi lesquels le clitoris. Évidemment, il y a avait bien longtemps que le clitoris avait été "découvert" - les femmes, principalement concernées, en connaissaient un rayon sur le sujet depuis des temps immémoriaux, et dans l'antiquité méditerranéenne par exemple, la littérature, et pas seulement les traités médicaux, le mentionnent sous des petits noms divers et variés (lui attribuant diverses fonctions, parfois assez lunaires, mais le clitoris comme source de plaisir n'étant pas absent de ces considérations qu'elles soient savantes ou poétiques)
Bref. Le savant moderne découvre ce que tout le monde sait depuis longtemps - mais en attribuant un nom à sa découverte, s'en attribue aussi la possession : s'accaparer l’Amérique et discipliner le corps féminin passe par ce genre d'attribution - comme on le sait depuis la Genèse, c'est en nommant les créatures qui l'entourent que l'homme en devient maître et possesseur (et quand je dis, l'homme, je dis bien : l'homme)
J'ai déjà parlé de cet fascinant ouvrage, paru l'an dernier, qu'il faudrait traduire aussi vite que possible à mon avis, Helen King, Immaculate Forms: Uncovering the History of Women's Bodies (2024).
Et voici l'extrait (plein d'ironie comme souvent chez Helen King qui adore se payer la tronche du corps médical)
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"En annonçant la découverte du clitoris en 1559, Colombo fait quelque chose de très différent de Vésale. Alors qu’il prétendait disséquer jusqu’à quatorze corps en un an, il croyait fermement qu’il fallait étudier des corps sains plutôt que de se concentrer sur des conditions pathologiques, comme c’était le cas à l’époque. Et cette « découverte » particulière n’était pas du tout basée sur la dissection, mais sur une expérience pratique du corps féminin vivant.
Dans le passage en question du De re anatomica, Colombo décrit la découverte d’une belle chose, « faite avec tant d’art », le siège même du plaisir érotique des femmes : un petit oblong qui, s’il est frotté avec un pénis ou même simplement touché « avec le petit doigt », provoque un grand plaisir et l’écoulement de la “semence” dans toutes les directions, « plus vite que le vent », même si la femme ne veut pas ressentir ce plaisir. Il parle ici de la semence féminine, un concept auquel nous ne croyons pas aujourd’hui, mais sur lequel nous reviendrons bientôt. Et de quel doigt s’agit-il d’ailleurs ? Le livre de Colombo s’adresse à d’autres médecins. En 1561, l’élève de Colombo, Gabriele Falloppia – qui a donné son nom aux trompes de Fallope – a publié Observationes anatomicae, bien que cet ouvrage ait été écrit peut-être dix ans plus tôt et qu’il ait en fait devancé Colombo pour le clitoris.
Cette compétition soulève une question importante : pourquoi les hommes – ou, plus précisément, les médecins – voulaient-ils être les découvreurs du clitoris « perdu » ?
Le milieu du XVIe siècle fut marqué par un regain d’intérêt pour les textes médicaux de l’Antiquité grecque et par l’accent mis sur la continuité avec ces textes, tout en faisant des découvertes entièrement nouvelles. Vésale, par exemple, a donné son nom à six caractéristiques anatomiques différentes. L’une d’entre elles est ce que l’on appelle aujourd’hui « l’os de Vésale » dans le poignet, l’os vesalianum carpi. Situé à la base du cinquième métacarpien, cet os n’est présent que chez environ 0,1 % de la population mais, contrairement à son rejet du clitoris comme phénomène rare, il a choisi de l’inclure dans ses illustrations de la main et du poignet. Découvrir de nouvelles choses était une façon d’asseoir son autorité.
Cela correspondait peut-être aussi au sentiment de l’époque. Le XVIe siècle se situe à la fin d’une époque caractérisée par l’obsession de la terra incognita, du territoire inconnu ; la déclaration de Colombo intervient à la fin de l'« âge des découvertes », lorsque de nouvelles routes commerciales et le Nouveau Monde des Amériques ont été découverts. Toute grande découverte doit être prise avec des pincettes, et cela s’applique aussi bien au clitoris de Colombo qu’aux cartes que son homologue, Christophe Colomb, a utilisées au siècle précédent.
L’Amérique et le clitoris étaient déjà là."
D'autres extraits ici :
https://climatejustice.social/@danahilliot/114444433678133307
et ici :
https://climatejustice.social/@danahilliot/114428328768052300
#clitoris #HelenKing